PAUL DAGORNE
Aficionado d’un graphisme jeté et ingénu, Paul est l’aventurier de sa propre vie. Avançant sa prose (graphique ou conceptuelle) comme un joueur de pipo, il excelle dans la joie d’exister en tant qu’être humain. De sa maîtrise en goût de l’école des arts décoratifs de Paris, il tire des trésors de persuasion – très convaincants. Sur les traces de ses idoles en magie graphique, j’ai nommé les bien nommés Grapus, il continue aujourd’hui à égrainer son propre rapport joyeux à la vie par une ribambelle de projets artistiques orientés vers un culte d’obédience bretonne de la musique rock. Il pratique lui même assidûment ce style musical avec brio.


Travaille à l’atelier Ravi, à Paris



Music-Hall © Paul Dagorne

Arslane: Tu es graphiste et tu as une pratique artistique. Tu participes à des expositions, tu fais de la musique, des chansons, des clips. Comment tu appréhendes ton statut mixte : graphiste-artiste-musicien-etcétéra ?

Paul Dagorne : Je sais que dans ma classe (1), on était plusieurs à avoir la volonté d’être transdisciplinaires et touche-à-tout, et on partageait tous ces questions-là : « Est-ce que je fais du graphisme d’auteur ? Est-ce que je fais du graphisme commercial ? Est-ce que je suis artiste ? Est-ce que je suis philosophe ? » Pour nous, c’était important de se poser la question : qu’est-ce que tu fais, et comment tu le nommes? Je ne me sens pas particulièrement artiste, ni graphiste. Je fais des choses et j’essaie à chaque fois de réfléchir dans quel contexte elles s’inscrivent, ce qui me fait me poser la question de mon statut. Je pense que c’est pas une question très très... intéressante pour d’autres personnes que pour moi.

A: Mais comme on parle de toi...

P: Pour l’exposition à laquelle on m’a invité à participer à Vilnius, la deadline était trois mois plus tard. Du coup, je m’était dit : « Bon, il va falloir que je produise une pièce. » Et s’est alors enclenché un travail de réflexion: « Ça va être une foire d’art contemporain où il y aura d’autres artistes exposés qui se considèrent comme des artistes professionnels, des gens qui produisent des œuvres d’arts. Je vais présenter quelque chose là-bas, donc il faut que ça soit du niveau, entre guillemets, de ce qui va être présenté. » Alors que d’habitude, je suis plutôt quelqu’un qui fonctionne à l’instinct, là, je m’empêtrais dans un truc très scolaire : « Quelle est la problématique ? Quels matériaux vais-je utiliser pour la pièce qui seront conformes avec les idées ? » Je me rend compte que je ne suis pas du tout à l’aise avec ce truc-là, mais étant très ami avec des gens qui ont une pratique artistique plus construite, ou en tout cas qui font des objets très finis et pensés, je me disais : « C’est ça que les gens veulent voir. » Du coup, j’ai commencé à faire la boîte de Vilnius : un objet manufacturé, précis et assez fort pour être « crédible ». Mais j’avais un sentiment de ne pas être à ma place, et même si l’objet me plait, j’ai du mal à me reconnaitre dedans. Pour Bouphonie, encore une fois, je me suis retrouvé dans le même cas de figure. Alors cette fois, je cherche à trouver une autre manière de répondre.

A: Il y a deux choses que tu dis qui m’intéressent. D’abord, tu parles de l’attente du public et aussi de la finition comme force de conviction. Tu dis que dans ta pratique, tu ne réfléchis pas a priori, mais que là, tu en viens à avoir une démarche presque conceptuelle et sociale (- pour le projet Musichall en tout cas).

P: Sociale, c’est sûr, et je pense que c’est un découlement de la formation de designer. Je pense que les choses que je produis ne sont jamais pensées pour être juste pour moi. Ça fait des années que je compose de la musique par exemple et même au tout début, alors que c’était assez brouillon, c’était toujours destiné à être écouté par quelqu’un d’autre. Se dire que ça va être vu par d’autre gens est très important pour moi. Les choses que je produis n’ont pas de sens si elles ne sont pas communiquées. Elles ne sont pas faites pour rester cachées.

A: Peut-être qu’intuitivement, tu sais qu’il y a un public pour ça, parce tu fais toi-même partie de ce public. Pour l’art, tu en viens à avoir une vision plus scolaire, comme tu dis. Tu vois ça comme un exercice : il y a des gens autour de toi et tu dois avoir un certain standard.

P: Je pense qu’autour de la notion d’artiste, il y a une espèce d’aura un peu mystique. Enfin tu vois, le mythe du « génie », de « l’artiste excellent ». Il y a une pression autour de ce truc-là : soit c’est génial ce que tu fais, et les gens applaudissent, soit c’est totalement oubliable. Pour le graphisme, il y a la notion d’efficacité et d’utilité: tu es utile à un sujet. Avec les copains, quand on a fait BEAUCOUP (2), on cherchait à faire des images spontanées, sans se soucier de leur « valeur » : du graphisme sans sujet, comme un jeu. Des images revendiquées comme graphisme alors qu’elles sont purement gratuites. Une histoire de regard sur sa propre pratique, de défoulement et de provocation aussi pour voir ce qui est possible. Mais cette réflexion sur le graphisme est surtout un truc d’initié. Dés que tu ne parle plus de graphisme mais d’art, revient une forme de pression. Parce que l’art c’est un grand mot, il y a des gens qui vont venir voir, il y a des gens qui vont critiquer et puis les gens s’attendent à...

A: Une invitation qu’on te fait en art a l’air de te mettre plus la pression qu’un projet de graphisme qui a pour principe d’être une commande et de répondre à des attentes, à un cahier des charges.

P: La différence c’est que dans le graphisme, c’est pas toi le sujet. Tu es là pour transmettre le sujet. Bien souvent, c’est d’injecter ma personnalité dans ce processus qui m’amuse, pour rendre le message moins lisse. Mais quand tu fais une production artistique, tu es à l’origine du message, tu es la source et tu deviens ton sujet. D’une certaine manière, tu es censé être personnel et nous raconter quelque chose. Du coup, tout devient plus touchy… C’est bizarre, j’ai l’impression que quand je produis de la musique, toutes ces réflexions qui me bloquent, je ne me les posent pas du tout.

A: Tout ça est lié. Le fait que tu fasses du graphisme, de l’art et de la musique. Ton sujet est lié à ça, à la musique, en particulier, et à ta vie de manière plus générale. Pour Musichall, tu crées un groupe fictif...

P: Oui, je pense que la musique fait vraiment partie de ma vie, comme pour beaucoup de gens. Comme c’est un sujet facilement appréhendable c’est une matière première que je trouve intéressante pour créer du lien et transmettre un message. Par la musique j’ai l’impression de pouvoir dire quelque chose de sincère et intelligible. Je sais que ce qui me motive et me plait en général, que ce soit dans le graphisme, l’art, la musique, ou le cinéma ou peu importe, c’est de ressentir une vraie sincérité dans ce que je vois. C’est pour ça que la technicité d’une pièce ne m’intéresse pas vraiment. On a déjà parlé d’Andy Goldsworthy — je sais que t’aimes pas du tout et que Juliette non plus —, mais je trouve qu’il y a une espèce de simplicité dans le travail de ce mec, une simplicité que je trouve belle. Moi, dans ma production, s’il y a un truc que je cherche, c’est d’être le plus honnête possible, en tout cas avec moi-même.

A: Comme tu parles souvent de sincérité, pour toi, ça s’inscrit contre quoi?

P: J’ai l’impression que c’est une valeur à défendre. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, dans le marché qui est autour de nous, il y a beaucoup de stratégies. Et je crois que quelque part, la recherche de la sincérité permet de donner des objets qui auront plus de poids... Tous les jours, plein de gens produisent plein de choses, de formes, d’images. Ce n’est pas que négatif, je consomme moi aussi énormément de choses et il y a plein de choses très intéressantes dans ce rythme. Mais je pense aussi qu’il y a un épuisement possible là dedans et que, quand tu t’inscrit en tant qu’artiste ou auteur, tu projette une vision un peu au long terme. Comme tu dis dans ton texte pour Bouphonie : être l’acteur de sa propre vie (3). Je ne suis pas plus artiste que je ne suis moi-même et je vais vivre avec moi-même toute ma vie. Du coup, ma pratique, elle a intérêt à être juste de A a Z pour que je ne me perde pas dans un espèce de truc éphémère. J’aime bien pouvoir me dire que les projets que j’ai fait y a cinq ans me parlent encore parce que ils me rappellent le moi que j’étais à l’époque. Enfin, tu vois.

A: Ce serait quoi le lieu idéal pour toi pour exposer ?

P: Ça dépend des objets que je propose. Je suis assez touché que pour le 6b vous me proposiez de faire un concert pour le finissage, j’attends ça avec impatience. T’avais été voir le truc que j’avais fait pour la Galerie du dix, de Noémie Vidé (4) ?

A: Oui.

P: Ça — même si le lendemain, j’étais un peu effondré en me disant : « À quoi ça sert de faire ça? » — a postériori, j’ai l’impression d’avoir réussi à faire un truc dont je suis fier. Me présenter en train de composer de la musique, je trouvais que c’était intéressant car ça me permettait de mettre l’accent sur le faire plutôt que sur le produit fini. Je recherche ça aussi : quelles formes sont un peu inattendues, ou quels objets vont être questionnables ? Pour ce que je présente au 6b, tu sais, je vous avais parlé du top 100. Choisir les 100 chansons qui ont eu le plus d’impact sur moi dans le temps — c’est déjà un exercice compliqué — et les mettre en scène. Je me demande si le simple fait de créer une compil’ n’est pas déjà un geste créatif suffisant : est-ce qu’une playlist est une création originale ?

A: Et tu en es où par rapport à cette pièce ?

P: Au débuts, je m’étais un peu arrêté sur cet objet là (il me sort son cahier pour me montrer ses croquis) : un dispositif sonore qui te permets d’écouter une playlist de 100 chansons constitutives de ma personnalité musicale, disons. Les paroles mises en page, des bougies, des totems au pied desquelles déposer un lumière... L’idée de base, c’est de concevoir qu’il y a ce geste éphémère et gratuit d’allumer une lumière au pied de choses qui te touchent. Bien sûr c’est moi qui ai fait le choix des morceaux, mais l’idée c’est de créer une occasion, un prétexte pour rendre matériel un lien sensible. Sans être religieux, je trouve qu’il y a dans les rituels des trucs que je trouve vraiment juste. Aujourd’hui, ces idées se sont écrémées pour trouver une forme plus simple, plus personnelle aussi. J’ai commencé à chercher une forme en argile, pour trouver un objet prétexte qui permettrais de matérialiser les 100 titres, une forme de bonhomme qui pourrait m’intéresser...

A: Je pense que finalement, ça a une importance cette question de statut. Quand tu fais du graphisme, tu fais passer des idées avec des formes assez spontanément. Quand on parle d’art, tu dis l’inverse: que la forme n’est pas si importante. C’est une contradiction... Je trouve cela curieux.

P: Il y a un truc qui n’est pas résolu, je suis tout à fait d’accord. Je pense que quand je fais une affiche avec un bonhomme dessus, il y a un jeu à produire une image complètement gratuite et spontanée mais qui aura un rôle beaucoup plus sérieux, qui sera utilitaire de par sa fonction. Alors que pour une œuvre d’art, il y a presque l’opposée. Je ne veux pas y être si spontané, parce que c’est une facilité dans l’art de prendre une forme gratuite et la présenter pour qu’elle se suffise à elle même, là où dans le graphisme ce geste est plutôt une provocation. Si c’est présenté comme de l’art, d’un coup, ça me gêne de juste montrer...

A: De la gratuité.

P: Alors que pourtant, c’est ça que j’aimerais bien... Idéalement, j’aimerais pas me poser cette question du statut graphiste/artiste, dans mon rapport à la création. Idéalement, tout ça pourrait être un peu la même chose, mais c’est pas idéal. En tant que graphiste je sais que j’ai envie de faire plus que du graphisme et en tant qu’artiste, je sais que j’ai envie de faire quelque chose qui sonne pas comme de l’art. Je pense que tout propos se construit pour équilibrer. En tout cas, moi j’ai l’impression de fonctionner comme ça. Je me fais souvent l’avocat du diable pour cette raison là, donc s’il y a un argument qui est majoritairement présent, mon exercice va être de produire de l’équilibre.

A: Donc à la fin le but, c’est pas tellement de raconter des histoires que de canaliser des fantômes.

M: De canaliser une énergie ou des frustrations, que sais-je ? (Rires) Oui oui, en fait, il n’y a pas tant de réflexions avant la création. Ça me fait juste plaisir. Il y a quelque chose d’intuitif, c’est vraiment de l’ordre du réflexe. J’ai envie de faire ça, j’ai envie de cette forme, j’ai envie qu’elle existe avec des moyens particuliers. Et ensuite, seulement, je me retourne, je regarde ce que j’ai fait et là, je peux éventuellement comprendre comment j’ai envie d’en parler ou comment j’ai envie de le mettre en relation parce que j’arrive toujours pas à en parler. En fait, j’ai l’impression que c’est jamais fini.

A: Selon toi, l’art doit créer la contradiction et une certaine ambiguïté sur son propre statut ?

P: T’as été voir Star Wars? T’as pas été voir Star Wars. Ok. Dans Star Wars 8 ou 9, je sais plus, il y a Luke Skywalker qui explique à Ray, ce qu’est la force. Elle ferme les yeux et il lui dit: « Il faut que tu ressentes la force. » Ça fait 10 films qu’on te montre la force comme étant une espèce de pouvoir magique, c’est-à-dire qu’il y a des gens qui sont des jedis et la force c’est qu’ils peuvent faire voler des objets ou contrôler la pensée des gens. Et là, ils ont trouvé une définition de la force, qui est pour moi la définition la plus basique de ce que m’évoque la méditation. Il te dit : « Écoute, concentre toi. Tu vois le chaud? Tu vois le froid? Tu vois la mer qui est froide qui s’abat contre des rochers qui sont chauds ? Tu vois l’oiseau dans le ciel et le ver de terre dans la terre ? Tu vois la nuit, la lune et le soleil? Tu vois l’équilibre ? Eh bien, la force c’est juste ça. C’est de trouver l’équilibre entre les choses. » Ça parait un peu neuneu dit comme ça, mais quand j’ai entendu ce truc, je me suis dit : « Putain, mais c’est génial ! En plus je suis un jedi ! » Ah, mais c’est le but de ma vie, vraiment ! Réussir à juste trouver des points d’équilibres. J’ai trouvé que c’était super. En plus, la philosophie derrière Star Wars, ça parait idiot de le dire comme ça, mais le fait que sans ombres, il n’y a pas de lumière, et il qu’il n’y aura jamais de jedis sans qu’il y ait de Siths... L’équilibre dans la force : la galaxie a besoin des deux...

A: Et entre l’ombre et la lumière, tu te situerait où?

P: Quand il fait trop jour, je suis plutôt sombre.

A: Et quand il fait trop nuit...

P: Oui, bah c’est le but.

A: La contradiction, toujours.

P: Bah, c’est ton rôle.

1. Promotion graphisme 2018 à l’ENSAD.
2. Collectif de création d’images né dans la promotion graphisme à l’Ensad.
3. texte de présentation de Paul dans le communiqué de presse de l’exposition.
4. La crypte des gros piliers, galerie le dix—10—dix, 2018. Pendant 4h, dos aux visiteurs qui se succédaient dans la salle, Paul composait un morceau de musique.


Visitez le site de l’artiste