FRANÇOIS DUFEIL
Francois c’est l’industrie. Enfin, l’industrie artisanale, « fait à la main ». C’est un projet autant éthique que pratique et esthétique. Chez lui, une oeuvre, ça sert aussi et, comment dire, une fonderie, c’est une fonderie. D’un à-propos idoine, son travail aime à se revendiquer d’une critique sans détour de la société (que personne n’aime). Proche du métal, il n’en apprécie pas davantage ce style musical.


Travaille au Wonder/Fortin à Clichy



Bouteille solaire, 2019 © François Dufeil

Arslane Smirnov: J’ai essayé de résumer l’évolution récente de ton travail, corrige-moi si je me trompe. Le processus technique artisanal guide à présent ta pratique, le comment faire propose le quoi faire. Tu es passé d’une pratique critique de l’architecture à quelque chose de beaucoup plus autonome où la critique peut-être induite dans l’acte de faire la sculpture et dans la chaîne de coopérations que ça amène. Comment toi, tu perçois cette évolution?

François Dufeil: Je pense que t’as bien résumé. Les sculptures précédentes étaient des dispositifs, ou plutôt des contre-dispositifs. Je repère une proposition architecturale qui semble problématique, puis j’en fais une critique en proposant un contre-dispositif. Mais j’ai décalé un peu ma façon de faire parce que je la trouvais trop frontale, trop brutale: une réponse donnée à un problème. Quand je dis que ce sont des sculptures et des outils, c’est pour ouvrir des champs, je peux inviter des gens, collaborer, rencontrer d’autres pratiques, je peux donner une fonction, c’est une sorte d’ingénierie. Il y a tout un panel de possibilités qui me donnent une liberté par rapport aux positions précédentes.

Le champ, tu l’as ouvert par la “sculpture-outil”, terme que tu utilises pour désigner tes sculptures.

F: Oui, c’est ça. J’ai besoin d’auto-construire quelque chose parce que je n’ai pas forcément les moyens et je découvre qu’en fait cette manière de faire m’intéresse plus et qu’il y a matière à dire en le transposant à de la sculpture, c’est-à-dire en le travaillant comme une composition et en y en injectant toutes les idées.

A: Donc, c’est vraiment venu par la contrainte... Ce n’est pas venu comme une volonté ?

F: Non, ce n’est pas venu comme quelque chose que j’aurai élaboré... En fait, c’est toujours un effet de cascade : un projet en amène un autre... et puis plus ça va, plus tu dérives. Je me suis rapidement senti à l’aise parce que c’était aussi un moyen de rabouter deux parties de ma vie qui étaient complètement différentes.

A: Qui étaient?

F: Je crois que tu l’as dit au début. C’était d’assumer pleinement le côté artisanal dans le travail. Ma première formation a été chez les compagnons du devoir pendant 6-7 ans. Il y a une double position chez les compagnons : dealer avec ce que veut l’artisanat d’aujourd’hui, qui tend vers l’industrialisation, et la sauvegarde des savoirs-faire qui sont complètement en décalage avec la réalité hormis certains projets ponctuels.

A: Tel que je l’interprète, il y a dans ta vision de l’artisanat une critique en creux de l’architecture, d’un monde technique, industriel, etc. bref, de « la société que personne n’aime » comme je l’ai écrit dans le texte du dossier de presse.

F: (Rires)

A: On avait déjà eu cette discussion quand tu avais un travail plus frontal qui ne me semblait pas toujours productif. Or, j’ai l’impression que dans ton travail actuel, tu ne cherches plus à critiquer, mais à faire.

F: C’est resté sous-jacent en fait, parce que je passe mon temps à me nourrir de critiques justement (rires), de théoriciens qui essaient de remettre en question l’ordre établi. Mais c’est vrai que je ne transpose plus une pensée critique, qu’elle vienne d’un théoricien de l’architecture ou d’un théoricien de l’environnement, peu importe. Ce n’est pas l’image de cette critique qui m’intéresse. Il y a plus de sensibilité dans la matière, dans les formes, je pense que c’est une libération.

A: C’est sans doute ce que nous apporte la pratique des feed-backs critiques en école. Ton passé dans l’artisanat, ta formation dans les écoles, on voit ce que t’ont amenés les compagnons du devoir, est-ce que tu pourrais dire ce que t’a amené l’école dans cet équilibre où la critique est un peu au milieu ?

F: L’école a amené beaucoup de choses. En première année, on nous a dit : « Tout ce que vous avez appris jusqu’ici, on fait tabula rasa et on recommence tout à zéro, il faut tout déconstruire ». Ok. C’est un choc quand on te propose une idée comme celle-ci. Et à la fin de tes études, tu reproduis exactement le même schéma, sauf que tu as découvert des références artistiques, des références textuelles, des références critiques... Tu te demandes : qu’est-ce qu’une sculpture ? Qu’est-ce qu’une peinture ? Quoi ? Comment ? L’histoire... ce sont ces mêmes réflexions que je me suis fait en sortant de l’école...

A: Tu as fait tabula rasa de ce que tu as appris à l’école (rires).

F: (rires) Et voilà ! C’est peut-être ça que ça m’a apporté l’école. Tu te dis, c’est très bien, ça apporte un savoir et un regard, mais je vais tout re-déconstruire et je vais essayer de vraiment me construire moi-même. Je pense que c’est ce que m’a apporté l’école. Et bien sûr une ouverture, on va dire que c’est une accélération de la curiosité.

A: Il y avait un rapport que j’aimais bien dans ce que tu disais. C’est la position des compagnons du devoir. Ils font la promotion du savoir-faire ancestrale et ils sont en même temps confrontés aux exigences du marché, qui est celle de l’industrie et ses méthodes de production très différentes. Comment tu te vois par rapport à cette tension entre progressisme et conservatisme ? Est-ce que tu y as déjà pensé même ?

F: On me dit souvent que ce que je fais est rétrograde, que ça ne correspond pas aux problématiques qui nous intéressent aujourd’hui en 2020 d’un point de vue technique. Et je me disais - en lisant notamment ce bouquin (il me le montre) - que c’était hyper simpliste de regarder les évolutions de manière linéaire. Se dire qu’il y a l’âge de pierre, l’âge de bronze, ensuite, la révolution industrielle... Il y a l’âge du numérique, l’âge de la robotique, etc. Je ne sais pas si c’est un affront au progrès, mais en tout cas, c’est une manière de le mettre à distance parce que je ne me retrouve pas du tout dans cette vision du progrès. Je préfère me demander : " Si, à un moment donné, on avait fait un pas de côté, qu’est-ce que ça donnerait ? " C’est purement uchronique, en fait. Cela propose vraiment une triangulation par rapport au progrès : entre le conservatisme et le progressisme.

A: Tu parlais de ce bouquin. (Je lui indique le livre qu’il m’a montré pour l’exemple.)

F: Alors c’est Yann-Philippe Tastevin qui était rédacteur en chef dans une revue. T’as une trilogie parue dans la revue Techniques & culture aux éditions EHESS avec : Essais de bricologie, Low tech ? Wild tech ! et Réparer le monde -, et qui traitent clairement de ces problèmes. Par exemple, dans Low tech ? Wild tech !, il essaie de ne pas faire de dualités entre la high et le low. C’est encore une fois hyper frontale de voir les choses de manière binaire. Il n’y a pas que le hign tech, d’un côté, et le low tech, de l’autre. Dans ce bouquin, il propose à l’occident d’arrêter de regarder son petit nombril avec cette vision linéaire : « C’est nous qui inventons, c’est nous qui sommes à la pointe technique avec notre high tech. » Au contraire, c’est plutôt l’occident qui devient la province des pays émergents : par la technique et par ces solutions wild tech.

A: Tu vis avec des artistes, ton entourage est fait de ça, d’ailleurs, tu vis au Wonder ton lieu de travail (1). Est-ce qu’il y a un idéal de vie dans la réalisation de ces outils- sculptures, ces coproductions et de l’entourage social que ça t’amène ? C’est plutôt ça la question. Comme la pratique artistique peut être un idéal de forme, est-ce qu’elle ne pourrait pas être un idéal de vie ?

F: Idéal de vie ? Je ne dirais pas ça. C’est plus une nécessité qui impose ce mode de fonctionnement et de vie. Et par rapport aux outils, la collaboration se fait en lien avec mon environnement. Mais, j’en parlais récemment, j’aimerais bien percer cette bulle ; sortir de là et aller voir d’autres champs, d’autres contextes, qui ne sont pas dans le cadre de l’art ou d’un centre d’art ou d’un espace d’exposition dédié à l’art. Je ne suis pas dans une idée d’esthétique relationnelle. Il se trouve que parfois une activation, ça fonctionne, mais je me rends compte que c’est souvent complètement en décalage avec ce qui est proposé. Donc j’aimerais percer cette bulle et élargir le public un maximum, parce que j’aimerais que ces objets aient ce potentiel-là aussi ! Et ne surtout pas s’enfermer dans des communautés pour ne plus en sortir.

A: Est-ce que tu peux parler de ce que tu es en train de faire en ce moment ?

F: Oui. C’est une installation avec plusieurs sculptures. Ça va être présenté à la Biennale de Houilles.(2) C’est un complexe fait d’une éolienne qui est alimentée, par le vent, entièrement construite et façonnée à la main. Le vent fait tourner une corde, au bout de cette corde, il y a un moteur de forge complètement désuet. C’est raccordé par un tuyau, une trachée qui alimente en oxygène un four 3 en 1 portatif que j’emmène dans mes bagages. C’est une bonbonne coupée en deux qui s’ouvre et qui se ferme, il peut faire four à céramique, fonderie et forge. À l’intérieur, il y a un réfractaire qui vient de la Brasque.
Ensuite, il y a un malaxeur de terre pour fabriquer de l’argile à partir de rebuts. Il y a un grand bac, c’est un chauffe-eau coupé avec, a l’intérieur, de l’eau. On met la terre de rebuts et une espèce d’hélice, qu’on fait tourner à la main, malaxe et ça crée une boue, qui se décante, avec plusieurs granulométries - du graviers, du sable, etc. - et je récupère juste la boue à un endroit précis, qui fait une barbotine. Cette boue passe ensuite dans différents filtres. À la fin, l’eau claire s’en va d’un côté, il reste juste une argile fine.

A: En parlant de ce projet, de l’hélice et du moteur, moteur de ton grand père. Je me demande quel est ton rapport à l’histoire, à ton histoire aussi. La technique a-t-elle valeur de trace, de témoin, d’objet de mémoire ? Enfin, est-ce que tu as un intérêt pour ça ? Je sais que tu n’as pas l’habitude de mettre en scène des choses familiales, mais, là, il y a quelque chose d’autobiographique et la technique n’est pas là pour elle-même, pour la simple démonstration.

F: Oui, ça c’est sûr. Mais, je te le dis à toi parce qu’on en parle comme ça. C’est plus injecter des choses sous-jacentes, mais qui ne sont pas forcément revendiquées en tant que tel...

A: Tu ne le dis pas dans le cartel, par exemple.

F: Je sais que c’est là, je sais que c’est important, mais je ne le revendique pas. Même par rapport à l’histoire, ce serait l’histoire des techniques. Mais je trouve intéressant de le faire ressurgir autrement, dans une idée d’uchronie, pour que ça rebondisse sur autre chose, parce que de toute façon tout est en cascade. C’est une technique historique sauf que je la refais aujourd’hui, je la remâche avec mes formes, ce qui renverra surement à une autre forme et à une autre technique... Je ne sais pas si je suis dans une introspection, même par rapport à ma propre histoire, mais ça accentue l’affirmation de mes racines et de ma formation. Et puis, mon grand-père qui était forgeron, j’ai envie de valoriser son métier, de le mettre en avant, parce que je trouve que ça a du sens aujourd’hui. L’art et l’artisanat, c’était très mal vu jusqu’à récemment et ça l’est encore je pense. C’est en train de changer. Ce travail est une forme de revendication, c’est une mise à nue pas toujours évidente à assumer. Même toi tu me disais: l’artisan ! (rires)... et je me fais pas mal chambrer la dessus. Ça signifie des choses.

A : Oui, ça signifie que l’artisan est déconsidéré dans la société, parce que c’est manuel et pas intellectuel... Je crois que la France a une longue histoire avec cette fracture...

F: Voilà, c’était des positionnements politiques vis-à-vis de l’éducation nationale et des orientations qu’il y eut en France, je ne sais pas... ces 20, 30, 40 dernières années. Mais c’est intéressant, c’est en train d’être fortement reconsidéré.

A: Dernière question. Comment perçois-tu cette proposition qu’on t’a faite avec Bouphonie? Comment perçois-tu le principe, le thème de l’exposition? Par rapport à ton travail?

F: Je trouve ça hyper intéressant. Une proposition curatoriale qui change et qui donne vraiment envie d’expérimenter des choses. Cette idée de théâtralisation, sous la forme de saynète, de confronter des objets qui n’ont pas été pensés ensemble, et qui pourtant se retrouvent à dialoguer sur la même scène. Je vois un écho direct à votre proposition d’exposition, sauf que là, ça ne sera plus deux de mes sculptures, mais une peinture figurative à côté d’un objet qui n’à rien avoir, puis ce même objet en dialogue avec un autre.. Je trouve ça fort comme tentative, je ne sais pas ce que ça va donner, mais…

A: Moi non plus...

F: (rires) En tout cas, je m’y retrouve assez là-dedans. Et, j’ai bien hâte de voir ce qui va en ressortir !

A: Percer la bulle !

F: (Rires) Percer l’abcès !


Visitez le site de l’artiste


1. Le Wonder est un artist-run space : lieu géré par et pour les artistes. Le collectif éponyme occupe de larges complexes désaffectés en banlieue parisienne. Après les usines de piles Wonder à Saint-Ouen (93) de 2013 à 2016, la tour Liebert à Bagnolet (93) de 2016 à 2019, le bâtiment Zénith à Nanterre (92) de 2019 à 2020, le Wonder est désormais installé au Fortin, une ancienne imprimerie située à Clichy (92). ( https://lewonder.com)
2. Depuis l’interview, les sculptures ont été présentées à Houilles: voir ici