BENJAMIN COLLET
« C’était écrit ! » pourrait attester Benjamin, car si ça n’a pas été consigné à l’écrit, eh bien, ça le serait d’ici peu. Des chansons naissent, des sculptures vestimentaires aux couleurs bouffonnes, tantôt peintures, tantôt pas-peintures, à moins que cela ne soit l’inverse. Du rap dans tous les sens, du ai rappé, cet artiste multiprotéiforme lance des cut-ups comme on lancerait des projets de construction aux Émirats arabes unis. Car, ces écrits sont plus que des histoires, ce sont des programmes artistiques.


Travaille au Wonder/Fortin à Clichy



Sans titre (les bottes), 2019, 53 x 70 cm © Benjamin Collet

Arslane Smirnov: Ça fait un peu plus d’un an qu’on a prévu de faire cette exposition et au moment où on t’a rencontré, t’étais en transition dans ta pratique. Tu faisais de la sculpture et maintenant, tu es passé à la peinture, de ce que j’en vois. Comment toi, tu pourrais parler de ce passage ?

Benjamin Collet: Bon, je pense que je vais trouver la réponse au fur et à mesure que je vais essayer de répondre. J’avais besoin d’une arrière-garde, en fait. Je sais pas comment l’expliquer.

A: Une arrière-garde ?

B: Disons que, quand je suis arrivé à Paris, j’ai déménagé avec Anne Renaud qui était avec moi dans l’atelier SUMO (Lyon) à l’époque et qui fait de la peinture principalement, je me suis bien rendu compte que c’était beaucoup plus simple pour elle de déménager son travail que pour moi. Juste pour cette raison, j’ai trouvé que déjà ça pouvait être une bonne chose de passer sur un support plus simple à transporter.

A: La contrainte matérielle, quoi...

B: Il y avait aussi une histoire d’envie. Ça faisait des années que je voyais Anne peindre à côté de moi et dans l’atelier où on était à Lyon - je me souviens surtout de Marc Etienne et de moi qui faisions de la sculpture et Anne qui faisait de la peinture -, on constatait tous les trois au fur et à mesure des mois et des années passées ensemble qu’il y avait un truc hyper poreux entre nos pratiques. Il y avait des gestes de sculpture qu’on pouvait retrouver en peinture et vis-versa. Consciemment ou non, les gestes qui étaient représentés en peinture étaient des gestes qu’on retrouvait dans nos sculptures. En faisant ce constat-là, je me suis posé la question : est-ce que la peinture, au-delà de l’aspect pratique de la chose, n’était pas une espèce d’arrière-garde à partir de laquelle proposer ensuite de déployer des choses en volume ?

A: Est-ce que ce serait comme un carnet de croquis ? À une autre échelle.

B: Oui. Peut-être. Au même titre que, avant de passer à la peinture, je me suis mis à écrire beaucoup, plutôt que de dessiner. Quand je dessinais, les choses que je voulais réaliser, bien souvent, je ne les réalisais pas. Et puis, je me retrouvais à presque copier mon propre travail, il pouvait y avoir une forme de lassitude qui s’installait, donc je me suis mis à écrire. Ces écrits, on les retrouve souvent dans les titres de mes pièces qui sont assez ouverts et que je vois comme des protocoles, mais à travers le prisme de la narration. Et la peinture, assez naturellement, a pris le relais de ce travail de notes que je faisais avant, même si je continue toujours à écrire. Je trouvais qu’il y avait dans la peinture cette possibilité d’esquisser des choses qui peuvent ensuite être déployées dans l’espace. Donc je vois un lien assez étroit entre mon travail d’écriture et le travail de peinture. Ce que tu disais est assez juste. Il y aurait plus un travail d’esquisse qu’un travail de peinture.

A: Tu dis que c’est un travail d’esquisse pour pouvoir intervenir dans l’espace plus tard, mais est-ce que tu en viens à cette étape-là ? Ou est-ce que ça ne devient pas autonome ?

B: Pas automatiquement. Parce que je me rends compte que les peintures ont une autonomie. Mais je sais que quand je peins, inévitablement, je me mets à penser à des choses dans l’espace. Je pense que ce sont des choses très contextuelles. Disons que j’ai envie de laisser une grande place à l’intuition et de faire en sorte qu’une fois les peintures accrochées quelque part, un storytelling se mette en place pour ensuite voir s’il y a une nécessité ou non de mettre dans l’espace des objets qui pourraient faire écho au travail de peinture.

A: Tu as un rapport particulier à l’écrit et ça depuis le début, j’ai l’impression. On dirait un plan. Comme dans un bouquin, en fait. Un chapitrage...

B: Exactement.

A: Tu donnes des titres parfois très longs... Est-ce qu’il y a un rapport direct entre ces titres et l’œuvre ?

B: Pas directement, non. En général, le travail d’écriture que je fais, ces titres, ce sont des choses qui sont un point de départ et bien souvent le résultat de la peinture diffère complètement de la phrase. Je trouve ça intéressant que ça se libère un peu du côté rationnel des causes et des effets. C’est impossible d’y lire une description factuelle de ce qui est. Ce serait bien plus à lire comme du sens en réserve.

A: Pour une interprétation ?

B: Pour une éventuelle interprétation, oui.

A: Tu donnes tes titres avant de faire tes peintures ?

B: À vrai dire ce ne sont pas vraiment des titres, c’est plus à lire comme des pistes narratives. Dans ce que j’appelle mon répertoire tu y trouveras autant des choses que j’ai vraiment, comment dire, inventé par écrit, et il y a des choses qui sont des extraits de textes de choses que j’ai lu ou entendu comme une phrase de Robert Walser ou la citation d’un vendeur ambulant de calendrier dans le métro.

A: Je vois des bouteilles, des verres, des cigarettes, des mains, des bottes, des tronches, des couleurs posées en quinconce qui me faisaient penser à des tableaux de Delaunay ou de son époque.

B: Ah ! Tu parles des aquarelles ?

A: Oui, exactement.

B: Cette série c’était pendant la grève, durant le mois de décembre. Je l’ai fait sur des paquets de pâtes et de biscuits. C’était à défaut de pouvoir venir à l’atelier. J’utilisais la palette d’aquarelle que j’avais chez moi... Le papier, ça gondole, donc, c’est chiant et en fait, ça réagit assez bien les cartons de paquets de pâtes, les emballages de nourriture. C’était un peu pour tuer le temps et continuer à travailler. Au final, ce qui est marrant, c’est que tout ce que j’ai fait ensuite n’est absolument pas proche de Delaunay du tout. C’est même plutôt peint à la queue de vache. Une fois que j’ai pu revenir à l’atelier ça m’a assez vite ennuyé ce truc d’être rigoureux. C’est Corentin Canesson qui m’a d’ailleurs parlé de cette anecdote de peinture à la queue de vache. Il disait que Magritte avait fait toute une série de peintures beaucoup moins rigoristes et certains lui avaient dit qu’il faisait de la peinture à la queue de vache. Quand Corentin m’a parlé de ça par rapport à mon travail, je l’ai pris comme un compliment. J’essaye moins de bien faire, je pense. J’essaye juste de faire depuis quelque temps du coup.

A: Pour en revenir à l’iconographie, parfois tu utilise la figure du bouffon, il y a une ambiance cabaret, une esthétique en décalage avec internet et ce genre d’esthétiques qui sont en vogue.

B: Ce qu’on appelle post-internet et toute la filiation qui s’en suit, ce sont des choses qui m’ont vraiment intéressées, parce qu’on l’a pris dans la gueule et c’est un certain champ de recherche et de pratique que j’ai pu expérimenter, mais assez vite je me suis rendu compte aussi que ce n’était pas forcément le cœur de ma pratique.

A: Quand j’ai vu tes peintures, je me suis dit : « C’est cool ! C’est pas dans une esthétique que j’ai l’habitude de voir souvent en France. » Parce qu’il y a un côté grotesque aussi...

B: Oui, c’est peut-être mon côté Frères Jacques. Je sais pas si tu vois. C’est cette espèce de quatuor de troubadours des années 60 qui chantait des aberrations ou bien mon côté Bobby Lapointe aussi. En tout cas, oui, peut-être qu’il y a une légèreté empruntée dans ce que je fais. Est-ce que ça vient du fait que décemment, je ne me considère pas comme peintre, parce que ça fait deux ans que je fais de la peinture ? Je ne sais pas. Après, j’ai l’impression que ce côté grotesque, ça me dédouane de certaines choses aussi.

A: De savoir bien peindre ?

B: Ça m’évite d’avoir à affirmer quelque chose. Que je serais bien incapable de défendre. Du coup, je préfère un bon calembour qu’un mauvais livre de philo ou qu’un mauvais manifeste.

A: Il y a quelque chose proche de la caricature dans ton travail ?

B : Non, parce que ça ne caricature apparemment rien, ni personne. Il n’y aurait même pas un contexte en particulier qui pourrait être vue comme caricaturé. À la limite, je dirais la caricature de mon propre travail.

A: Tes personnages désignent quelqu’un en particulier ?

B: Pas forcément. À l’époque de cette série-là, on reconnaît plus ou moins des garçons de café, des gens au comptoir, des gens qui boivent, parce que j’étais serveur dans un restaurant. Mais aujourd’hui je ne suis plus garçon de café, c’est pour ça peut-être que je me mets rétrospectivement à caricaturer mon propre travail avec cette peinture à la queue de vache.

A: T’es passé par une phase vêtements aussi. Tu peignais sur des vêtements, tu utilisais du tissu. C’est quelque chose qui va continuer à exister ou t’en es sorti ?

B: Ce que je trouvais intéressant dans cette série des vêtements, c’est que c’était des images géminées. Disons qu’elles étaient entre deux statuts. On pouvait y voir une veste, ou presque, et puis in fine, c’était aussi une image, un récit, quelque chose de moins fonctionnel. J’en discutais avec Cheikh Ndiaye, un ami peintre qui était aux beaux-arts avec moi et qui vit à New-York maintenant. Il regardait le travail, pas forcément le travail de peinture, mais le travail de couture à l’époque qui était vraiment plus proche de tout ce qui serait de l’ordre du bouffon, de l’arlequin, et il m’avait dit de m’intéresser à un livre de Bakhtine sur Rabelais et les cultures populaires au Moyen Âge. Un livre où l’auteur s’intéresse entre autres à la question du carnaval et à l’image géminée du carnaval : cet état où ce qui est haut devient bas et ce qui est bas devient haut. Et ce qu’il appelle image géminée, ce n’est pas quand le haut est en bas et le bas est en haut, c’est ce moment de bascule. Et qu’à cet instant, éventuellement, il y a un status quo qui s’installe, il y a un rééquilibrage. J’aime bien cette idée d’une image à bascule, je crois que c’est ce qui est resté de tout ça.

A: Est-ce qu’il y avait un rapport à la mode dans ton utilisation du vêtement ? Est-ce que tu t’intéresses à la mode ?

B: Oui, énormément. Mais plus comme un champ de référence, pour les couleurs par exemple. En tout cas, chez certains créateurs, il y a quelque chose d'expérimental parfois qui favorise l’écriture de récits. Après, ce n’était pas la mode en tant que tel qui m'intéressait. Je le voyais et le vois encore comme un travail de sculpture.

A: Tu peux parler de ce que tu es en train de faire pour Bouphonie ?

B: Je suis en train d’y réfléchir, justement. Actuellement je fais un travail d’édition avec Laure Rogemond qui est Designer graphique, une espèce d’archive de l’ensemble des titres de mes pièces réalisées avant mon arrivée à Paris. On est en train de mettre en place un recueil de titres avec ces textes que j’appelle des livres d’une phrase. J’essaie de voir comment ces textes pourraient prendre place dans l’exposition et en regard de quoi ils pourraient être confrontés. C’est-à-dire comment le texte pourrait venir dans l’espace et en regard de quoi : de toiles, de dessins ?
(Il me montre ses derniers essais : des tasses, des mugs et des verres emballés dans du papier kraft où préalablement, il a imprimé des textes.)
Et je me pose la question : comment ça, ça pourrait occuper l’espace ? Par exemple, étant donné que certains titres fonctionnent par série, ils pourraient intervenir sous la forme d’un petit dialogue de tasses ou en sous-titre des scènettes que vous proposez dans l’exposition. Peut-être aussi que ce sera tout autre chose.

A: Est-ce que le but, à la fin, c’est de raconter des histoires ?

B: Je ne sais pas si le but de mon travail, c’est de raconter des histoires. Moi, j’adore raconter des histoires. Mais, est-ce que c’est le but ? Je sais pas. C’est la grande question... En sculpture, il y a des protocoles que tu t’imposes, du fait de réflexions et d’observations sur des questions d’échelle, de matériau, de teinte, plein d’éléments qui permettent d’ancrer le travail au regard d’une réflexion et surtout d’observations. Et c’est vrai qu’en peinture, c’est beaucoup plus difficile, parce qu’il y a une image à l’œuvre, dans un format, avec un médium : huile, acrylique ou autre. Et je trouve ça plus difficile de se cacher derrière un protocole en peinture. Je trouve que le travail du peintre, c’est un peu comme le chanteur, c’est-à-dire que si le chanteur se plante, il n’y a pas d’intermédiaire. Il s’est pas planté dans les notes, c’est sa voix à lui qui a merdé, point. J’étais chanteur dans un groupe de Hardcore pendant très longtemps et je retrouve cette position inconfortable dans le fait de faire des images. Le guitariste, il se plante avec sa guitare, le chanteur il se plante tout seul.


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