Arslane: Quand je t’ai rencontré, tu venais de finir les beaux-arts. J’avais vu ton travail au salon de Montrouge et tu étais dans quelque chose d’assez foutraque et humoristique, un genre de cirque avec des déguisements et un côté moyen-âge assez fort. Depuis, tu réalises des films et j’ai l’impression que tu élargis ta palette artistique. Est-ce que tu peux me parler de ton parcours pour commencer ?
Antoine Granier: Oui. Même si ma pratique était orientée vers de la vidéo et de l’installation vidéo, j’ai toujours été plutôt passionné par le cinéma et animé par l’envie de faire des fictions, de mettre en scène des histoires. Aux Beaux-arts, ça prenait la forme d’installations qui étaient assez narratives, avec des vidéos qui étaient comme des petits contes qui se répondent les uns aux autres, avec aussi des costumes et des décors. Après l’école, j’ai fait Les songes drolatiques, qui est toujours une vidéo, où il y a plein de choses qui sont plus abstraites, un peu comme un cirque, mais il y avait quand même une espèce de ligne narrative. Après ça, j’ai vraiment eu l’envie d’écrire des scénarios avec des histoires, des personnages et des dialogues. Maintenant, disons que ma pratique oscille un peu entre les films à scénarios et puis à côté, je continue à faire des sculptures, des installations, mais il y a toujours quelque chose de narratif dans mon travail en tout cas.
Ar: En parlant de films, tu es passé d’une esthétique très inspirée par le moyen-âge, je pense surtout à tes films précédents (ton travail aux Beaux-arts, Les songes drolatiques, Les nuits d’Allonzo) à quelque chose de « high tech » dans Diamanda s’en va. Comment tu as vécu ce voyage dans le temps ?
An: Ce qui m’a fait entrer dans l’univers et dans l’histoire de l’art du moyen-âge, c’était des questions de corps, de métamorphose, d’hybridité entre les corps humains, les animaux et les objets. C’est un peu comme ça aussi que je suis entré dans Les songes drolatiques qui est un recueil de 120 figures hybrides. Et de là, je me suis intéressé aux costumes lors des fêtes populaires, des carnavals, des mascarades… Ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce sont toujours ces questions de métamorphose et d’hybridité, mais dans mon dernier projet, ça intervient avec les nouvelles technologies, les questions de reconnaissance faciale et de ce que ça implique comme changement identitaire et corporel. C’est vrai que c’est une espèce de gros saut de puce, mais je crois qu’à la base, il y a ces questions de corps, de métamorphose et d’hybridité avec les machines, les objets, les animaux, les végétaux…
Ar: Je voyais aussi autre chose. Dans tes films et dans le moyen-âge, je voyais un certain rapport à la société. Une distance, une défiance, voire une opposition, comme dans le dernier film, puisqu’il s’agit de piratage. En tout cas, tes personnages se dissocient de la société. Et au moyen-âge, il y avait quelque chose d’assez libre : des règles strictes et parfois cruelles, mais peu de contrôle.
An: Oui, je pense que ce n’est pas incompatible avec ces questions de métamorphose. Au Moyen-âge, disons que ce n’était pas une question de distance par rapport à la société. Par exemple, les fêtes populaires (les carnavals, les sautilles, les farces…), c’était vraiment quelque chose qui faisait partie de la société, mais qui est un moment particulier de renversement des valeurs et de critique du système de hiérarchie de l’époque. Et dans mon dernier film, il y a une bande de hackers qui cherche à pirater un système. Donc, dans les deux cas, il y a une critique d’un système politique d’inégalité. Au moyen-âge, cette critique faisait complètement partie de la société et c’était extrêmement représenté. Ces mutants, ces figures hybrides échappaient à la représentation divine d’un corps normé, c’était quelque chose de monstrueux qui avait plus trait à l’enfer. Aujourd’hui, ces mutants hackers refusent un visage naturel et reconnaissable pour pouvoir pirater. Donc, dans les deux cas, la transformation corporelle, la métamorphose, sort de la norme et de la possibilité de pouvoir être reconnaissable et identifiable de façon utilitaire pour un système.
Ar: Oui, il y a un enjeu politique qui est autant dans le corps que dans le rapport social. Il y a des figures et des thèmes récurrents dans ton travail comme le bouffon, le masque, le maquillage, la fête. Qu’est-ce qu’elles représentent pour toi ? Est-ce que tu les emplois consciemment, ou c’est juste naturel ?
An: Oui, c’est quelque chose qui accompagne ma vie à côté de ma pratique artistique. Le maquillage, faire des costumes, faire la fête, c’est quelque chose qui fait partie de ma vie et que je fais avec mes relations de travail, notamment dans Les songes drolatiques où il n’y a presque que des amis. On a une pratique collective du maquillage, du costume, de la fête et c’est quelque chose qui arrive assez spontanément quand vient le moment de faire une vidéo.
Ar: Surtout, les vidéos que tu faisais avant de passer au Fresnoy qui avaient l’air d’être faites spontanément.
An: Oui. C’est sûr qu’au Fresnoy, c’était des films avec beaucoup plus d’équipe et de moyens et donc il y avait peut-être quelque chose de moins spontané dans la façon de travailler. C’était plus écrit aussi. Mais avant ça, ce que je faisais aux beaux-arts, c’était des choses que je faisais avec des amis, avec très peu de moyens, dans un esprit de joie et de fête.
Ar: Comment tu as vécu le fait de rentrer dans une logique de planification du film pendant ce passage au Fresnoy ? Est-ce que ça t’a plu ?
An: Je pense que c’est quelque chose que j’ai toujours voulu faire, je suis très content d’y avoir appris à faire un film, de m’être lancé dans l’écriture d’un scénario, de dialogues… C’est vraiment quelque chose que j’ai jamais fait. Travailler avec des acteurs aussi. Par exemple dans le premier film, on a fait des séances de travail avec les acteurs où j’arrivais avec un premier scénario à partir duquel on improvisait ensemble. Ensuite, l’écriture se faisait entre nous. Ils improvisaient des choses, puis je les réécrivais. Je leur demandais si ça allait. Et tous ces processus d’écriture et d’invention du scénario, ça m’a beaucoup plu. Après, je pense que le Fresnoy, c’est un lieu un peu particulier, avec des temps particuliers, des deadlines particulières… Et maintenant que je n’y suis plus, je ne vais plus travailler de la même manière pour mon prochain projet. C’est quand même des études et on a un contexte spécifique lié à l’école.
Ar: Tu as des choses en vue ? Des films ?
An: Je préfère pas trop en parler parce que c’est pas grand chose encore. Je viens de déménager au Mexique. J’ai quelques idées, quelques petites choses.
Ar: Qu’est-ce que tu fais au Mexique, d’ailleurs ? Tu es en résidence ?
An: Je voulais y aller depuis très longtemps. Il y avait des histoires, des aspects de la culture mexicaine que j’avais envie de découvrir. Et cet été, j’ai envoyé un mail un peu par hasard à une école en leur proposant de donner des ateliers artistiques. Ils m’ont invité à venir et je suis venu, voilà. C’est un peu fou d’y aller en plein COVID, mais je suis super heureux d’être là et j’ai fait des belles rencontres.
Ar: Pour en revenir à Bouphonie : est-ce que tu peux me parler de la pièce que tu présentes pour l’expo ?
An: Ça s’appelle Les songes drolatiques. C’est inspiré d’un recueil de gravures du 16ème siècle qui s’appelle Les songes drolatiques de Pantagruel. En même temps que je lisais Rabelais, je faisais des recherches sur le réalisme grotesque et sur l’imaginaire de la fin du moyen-âge et du début de la renaissance et je suis tombé sur ce livre de gravures qui est assez particulier. Pendant très longtemps, on a cru que c’était Rabelais qui avait dessiné les personnages de ses histoires, mais en fait, c’est un costumier qui s’appelle François Desprez qui a fait une sorte de magazine du costumier. Dans l’introduction, il partage ce recueil en disant : « Plusieurs bons esprits pourront y tirer des inventions pour y faire des grotesques ou pour établir des mascarades ». Déjà, j’étais émerveillé par les gravures que je trouvais très belles. Il y a plein de choses qui sont très codifiées ou qui font référence à des personnages en particulier qui m’échappent un peu, mais en tout cas, il y a cette hybridation des corps avec des objets, des monstres… J’étais fasciné et en même temps, je trouvais que cette invitation était très belle, du coup, j’ai décidé de faire une mise en scène autour de ce recueil. J’ai travaillé avec un ami qui s’appelle Aram Abbas qui fait du métal. Aram a fait les musiques et moi, j’ai fait les costumes et toute la mise en scène. À l’époque, je travaillais dans un atelier à Pantin, une grande usine qui est un espace assez incroyable, très grand et tout s’est fait comme ça. J’ai commencé à inventer les décors, les chorégraphies et les gestes par rapport aux éléments que je trouvais dans l’usine. Tous les costumes sont inspirés par les gravures qu’on trouve dans Les songes drolatiques. Le tournage était extrêmement joyeux, mais il faisait très froid. C’était le jour le plus froid de l’année.
Ar: On retrouve de la danse dans beaucoup de tes films et même tes vidéos.
An: Je pense que dans mes films, il y a toujours des personnes qui se réunissent pour s’organiser et faire quelque chose. Que ce soit un cirque, un carnaval ou un projet politique de sabotage. En l’occurrence dans Les songes drolatiques, ce sont des personnages qui se libèrent et qui se retrouvent pour organiser un carnaval, donc forcément pour moi ça impliquait de la danse et tout un tas de gestuelles grotesques, de clowneries, de grimaces qui pour moi devaient être présentes par rapport à l’objet initial des Songes drolatiques de Pantagruel. On n’a pas énormément répété, et même si ces figures sont complètement d’une autre époque, tout de suite, ça appelait à des représentations et il y a un truc qui a pris avec les acteurs. Ils se sont mis à proposer plein de choses. C’était assez incroyable l’énergie qui était déployée par tout le monde et ça s’est organisé de façon simple et spontanée. C’était beau de voir ça et c’était chouette comme moment.
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